Histoire by Hipparchia / dessin AnnRuth – « Le jardin des délices »

 

 

Le jardin des délices

Texte : Hipparchia, et illustrations : A.R. 

     

 Avertissement  

 

 

Le manuscrit du présent texte a été retrouvé par des promeneurs sur la plage de Longeville sur Mer (Vendée) le 5 juin 2007, enfermé dans une boîte en plastique hermétiquement close de la marque Tupperware et rédigé dans les interlignes d’une biographie reliée d’Antoine Pinay : « le Sage de Saint-Chamond ». A l’intérieur de la boîte, le manuscrit était enveloppé dans une peau de bête noire et grise. L’analyse de l’encre utilisée pour ce manuscrit révèle qu’il s’agit de celle couramment utilisée dans les stylos à bille Alphagel de la marque Pilot et probablement plus précisément de celle injectée dans les lots 60.842 à 60.888 de la production 2005. L’ADN de la peau de bête est identique en tous points à celui du chat domestique hormis la présence d’un locus supplémentaire, de fonction non identifiée, sur la dix-huitième paire de chromosomes. Les indications biographiques contenues dans le premier chapitre ont pu être rattachées strictement à des faits et des personnages ayant existé. Le reste du récit n’a bien sûr pas été authentifié à ce jour et l’origine du document reste un mystère. La présente édition rapporte intégralement le texte manuscrit, sans retranscrire toutefois la biographie d’Antoine Pinay entre les lignes de laquelle il a été rédigé.      

Isidore  

 

Je m’appelle Isidore. Je suis né le 15 août 1963 à Montluçon, dans l’Allier. J’ai vécu à Montluçon toute mon enfance, avec mes parents. Il n’y a pas grand-chose à en dire. Ni du reste de ma vie. On peut aller vite.  Je suis fils unique. Mon père a été vingt-quatre ans secrétaire du pôle gérontologique montluçonnais. Ma mère occupait son esprit bénévolement à la paroisse Saint-Paul en même temps qu’elle pourvoyait, en face, à la coquetterie discrète de notre résidence, tâchant toujours de la préserver du sordide, ne la préservant jamais de l’ennui. Les années scolaires se sont succédées à Montluçon, passables à force d’application, entrecoupées de vacances au camping des Ecureuils à la tranche sur Mer où je ne parvins jamais vraiment à exaucer les vœux que je consignais chaque année, au mois de juin, dans le secret de mon journal.  C’est peut-être la raison pour laquelle à vingt ans, c’était au milieu de ma première année de classe préparatoire technique au Lycée Madame de Staël, j’annonçai à mes parents que je ne souhaitais pas, que je ne souhaitais plus, les accompagner en vacances en Vendée.Concomitamment, je pris ma carte du parti socialiste et commençai à participer aux réunions de la section Montluçon-Nord, sise de l’autre coté de la ville, de l’autre côté du Cher. Ce retrait géographique ne me permit pourtant pas d’entretenir très longtemps le secret de ces activités : le leader des jeunes socialistes montluçonnais se trouvait être le fils du Docteur M., lequel préoccupé par l’engagement de sa progéniture crût bon, à la sortie d’un conseil d’administration exceptionnel du pôle gérontologique, de partager son émoi avec mon père.  Au moment où on ne l’attendait plus, comme par derrière, au sens propre et à vingt ans, je décoiffai mon père.  D’abord on tenta de me redresser. Tour à tour canonique ou contrapuntique, le duo de mes parents m’arracha des larmes, sur le coup presque, peu après tout-à-fait. J’aurais aujourd’hui des choses à dire, peut-être, mais alors je m’enfermai dans un mutisme insaisissable qui finit par triompher méchamment du désespoir honnête de mes parents. J’imagine que c’est dans la tension tiède de leur chambre à coucher, pour l’occasion transformée en quartier général, que les choses ont basculées. J’imagine que c’est assis face à face en tailleur, deux poings volontaires serrés sous le menton, qu’ils décidèrent de changer de stratégie : un matin du début de juillet 1983, en trempant nonchalamment une tartine de pain beurrée dans son café au lait, mon père m’annonça qu’ils partaient cette année, au mois d’août, maman et lui, en Alaska. Pour changer. C’était un voyage organisé par le comité d’entreprise du pôle (gérontologique) dans les monts Chugach et qui en un mois comprenait : pêche au saumon, nuitée sur peau d’ours, excursions pédestres, parc animalier sauvage, dîner chez l’habitant, remontée du Prince Williams sound en brise-glace, marche sur le glacier rocheux Columbia, baptême de motoneige pour ceux qui le souhaitent.  Le départ eût lieu le 3 août à 5 heures 30 du matin depuis la place Edouard-Piquant où un car ronronnait déjà depuis une heure, qui devait assurer la première tranche de cette expédition, jusqu’à l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. C’était un mercredi. J’ai entendu depuis mon lit la porte de la maison se refermer derrière les valises. Un mois plus tard, le 1er septembre 1983, un jeudi, ils embarquaient à Anchorage dans le Boeing 747 de la Korean Airlines devant effectuer une escale à Séoul sur le vol de retour. L’avion s’écarta significativement de sa route (soit consécutivement à une erreur de pilotage soit qu’il se fût agi d’une provocation de la part du pilote) et survola l’URSS, les volcans du Kamtchatka, la péninsule de Sakhaline. Ces zones étaient alors interdites au survol par Moscou : l’avion fût abattu, détruit en vol. J’ai renoncé à mon engagement politique. Disons plutôt que j’ai symboliquement rendu ma carte, au bureau de la section nord. J’ai intégré une école d’ingénieur à Montpellier. J’ai quitté Montluçon. Définitivement. Je me suis marié avec une fille de ma promotion. J’ai eu deux enfants. A Montpellier.  J’étais ingénieur, en charge de l’optimisation économique des flux logistiques dans une entreprise d’emballage de pièces mécaniques de sécurité pour l’avionique. J’avais signalé à mon entrée en fonction que je n’acceptais pas les déplacements professionnels en avion. Je n’ai d’ailleurs longtemps eu à me déplacer qu’à Paris, ou à Toulouse. Alors je prenais le train, ou la voiture. Un jour le département d’achats a décidé que les cartons pré-pliés destinées à l’emballage des axes de roues seraient importés de Pologne. Quand le premier déplacement chez l’un de nos nouveaux fournisseurs devint résolument impératif, je pris la voiture de service, une 206 blanche estampillée du logo de la société. C’était le 16 juin 2006. Peu après Görlitz, lancé à quatre-vingt-dix kilomètres heure sur la nationale quatre près de Zebrzydowa, je me suis endormi.  ***  Une main s’accroche au barreau du lit. C’est la main d’Isidore. Ma main. J’ai quarante trois ans. Je vois d’abord cette main qui s’accroche au barreau du lit. C’est comme un cep de vigne qui grimpe autour du barreau en inox du lit en inox. Je me dis ça. Je me dis : c’est ma main ; elle ressemble à un cep de vigne. Et puis : c’est un barreau de lit en inox, lisse et froid. D’abord c’est froid et puis on ne sent plus. Il y a sept barreaux au-dessus de ma tête, en comptant aussi ceux, plus épais, de la périphérie que prolongent, vers le bas un ensemble mécanique de pieds et de roulettes dont quelques sophistications assurent polyvalence et stabilité, vers le haut un rayon rapide puis la traverse supérieure que raccorderont les cinq barreaux centraux dont trois seulement sont accessibles à ma main. Je sais ça. En tirant de toutes mes forces sur ce barreau que j’agrippe, j’ai espoir de me hisser suffisamment pour que le fer rouge qui s’enfonce dans mes côtes sorte du cadre que forme mon corps et que la douleur reste plantée dans les draps.  J’ai mal. Une dame approche. Je ne la connais pas. Elle s’affaire dans une mallette à côté de moi – elle a un pantalon blanc – puis sur mon corps, puis dans la mallette à nouveau. Je m’endors.   ***  Les alternances de douleurs et d’évanouissement ont duré trois mois. Je suis mort le 16 septembre 2006. Il y a treize jours. 
 
      

Le chat   

 

C’est en face de moi un chat qui me regarde tout à fait. Un vrai chat, aux longs poils gris et noirs, couché sur une commode, à côté d’un guichon. Il me regarde tout à fait, puis se rendort. Ou fait semblant. Je le soupçonne de me surveiller. Je suspecte même qu’il est là pour ça. Je n’ai pas eu vraiment le choix : à l’arrivée, entre autres formalités sur lesquelles je reviendrai plus tard, il faut choisir un animal de compagnie : chien, chat ou serins (les serins sont distribués en couple). J’ai donc choisi ce chat. Quoiqu’il ne parle pas, comme on aurait pu imaginer qu’il fût capable de le faire (non pas seulement en raison d’une expressivité exceptionnelle, mais surtout en raison des circonstances spécifiques de cette histoire), je lis (ou je crois lire : souvent l’étrangeté nous suggère une méfiance excessive voire paranoïaque) dans ses regards appuyés qu’entrecoupent néanmoins de longues plages de somnolence (sans doute en se conformant à ce trait comportemental caractéristique de l’espèce s’applique-t-il à donner à sa composition de bon chat domestique un peu de crédibilité), qu’il n’est pas impossible que son rôle dépasse la simple fonction d’animal de compagnie ronronnant. Je suis Isidore. J’ai trente cinq ans. Je suis arrivé ici le 16 septembre 2006, il y a treize jours. Ici : au paradis. C’est un chat donc, qui ronronne et qui m’observe. C’est une commode en bois noble qui exhale timidement ses arômes de pomme, d’encaustique et de linge propre. C’est, en face, un lit tendu où je suis assis. Un mur vert pâle à droite suspend le jardin des délices de Jérôme Bosch, que j’ai choisi, après le chat, en manière de farce incrédule, dans la liste abondante en fac-simile de tableaux de maître que me proposait un peu plus tard, un peu plus loin, une autre dame en tailleur sous le genou et chignon gris, semblable, si ce n’est en tous points du moins dans les grandes lignes d’une physionomie presque rébarbative, à Marie-France (je crois), la catéchète de Saint-Paul.  Un peu plus loin le chambranle vert sombre d’une porte ouverte fait le cadre d’une scène qu’on devine être un salon : l’accoudoir d’un canapé d’alcantara caramel, le côté gauche d’un téléviseur à écran plat, une table de salon en fer vieilli et palissandre sur laquelle on reconnait une bouteille d’anisette, un verre propre et un bol de glaçons aux arrêtes encore vives.  Par la fenêtre du mur opposé qu’encadre de lourds rideaux souris tombant jusqu’à terre, s’observent sur fond de ciel clair un agencement ordonné de maisonnettes qu’encercle proprement leur jardinet et que je pourrais facilement confondre avec une zone pavillonnaire de Néris les Bains (qu’un hiver d’adolescent j’avais arpentée souvent dans l’espoir d’y entrevoir peut-être, par une fenêtre fermée sur une chambre verte, Aglaé qu’un hasard conjugué d’absences et de redistribution des équipes m’avait un jour offerte en binôme pour un TP de chimie), si ne flottait au-dessus, gigantesquement suspendu dans le vide, cet éphéméride orange, clignotant et luminescent :  vendredi 29 septembre 2006 : Saint Gabriel ! Par l’entrebâillement de cette même fenêtre que pousse une brise légère et que retient la poignée de laiton, s’immiscent plus ou moins perceptibles : la rumeur lointaine d’une fête qui s’égaye, des exhalaisons de vanille et de sucre chaud, le bêlement à peine perceptible d’un troupeau d’ovins, plus loin encore l’aboiement d’un chien, le chant, peut-être, d’un couple de serins. Assis en tailleur sur le lit de cette chambre, donc, et abrité des coups d’œil indiscrets du chat par quelques coussins empilés, je consigne ces observations dans les interlignes d’un livre que j’ai choisi dans la bibliothèque du salon seulement pour sa mise en page aérée et sa couverture cartonnée (qui me servira de support en l’absence de bureau), à l’aide d’un stylo bleu dont la bille épaisse, comme je la préférais quand il s’agissait d’annoter avant de les saisir définitivement dans le système informatique les brouillons de mes bilans comptables, mais comme je la regrette maintenant pour des raisons évidentes de commodité, impose, pour que la calligraphie reste lisible entre les lignes dactylographiées, une application éprouvante.  Mon attention comme mon regard s’attachent alternativement à ces lignes et au stylo qui les gribouille, au jardin des délices pendu à ma droite et où s’exposent les fantasmes les plus débridés que les hommes ont conçu pour figurer leur paradis, à la bouteille d’anisette posée sur la table du salon, à  cette perspective qui me rappelle Néris et Aglaé. Je me remémore aussi les différentes scènes qui ont suivies mon arrivée, les Marie-Claude successives. Je prends peu à peu conscience de ma situation unique dans cet endroit. Je conçois le pouvoir particulier qu’elle me donne. J’abaisse instinctivement mon livre et mon stylo derrière les coussins que je redresse et que j’approche avant de poursuivre.  Souvent je relève la tête pour détendre mon dos et reposer mes yeux. Alors toujours le chat s’éveille et me regarde.

Le jardin des délices

 

Je suis sans doute tombé : mon visage est à présent enfoui dans une herbe épaisse et moite où filtre jusqu’à mes narines des odeurs d’ozone. J’entends autour de moi sans la pouvoir encore observer la tonitruance d’une fête débridée où se mêlent aux dissonances étranges de trompettes et de mandolines des sonorités inhumaines (grognements satisfaits, croassement hybrides, cris de joies, caquetages badins, sucions suspectes, beuglements, hurlements, hululement, gloussements, plaintes, rires, râles…). Je laisse encore un temps, parce que j’ai un peu peur (un peu seulement et je me dis alors que c’est étrange d’avoir peur un peu seulement), les yeux fermés dans la fétuque et je médite cette sentence d’Henri Queuille « Il n'est pas de problème dont l'absence de solution ne puisse venir à bout » que j’avais jusque-là faite mienne et dont je réalise maintenant qu’elle fût peut-être conçue dans le ronron cossu du ministère des travaux publics, alors que son auteur mettait fin à une heure d’entretien téléphonique assez pénible avec Madame Queuille mère, laquelle venait de déverser, indifférente complètement à l’entrée des mineurs français dans leur huitième semaine de grève, une nouvelle diatribe à l’encontre de sa bru, mille reproches (fainéantise, arrogance, désobligeance à son endroit…) qui n’étaient pas d’hier mais qui s’étaient manifestés outrancièrement aujourd’hui, comme on avait entrepris de faire ensemble et peut-être précocement les premières courses de ce noël 48.

Une éructation sourde interrompt ces réflexions (ou ces atermoiements) et me force à me retourner. Elle émane d’une béance obscure et visqueuse encadrée de barbillons baveux et qui bientôt me saisit par les deux mollets. Cette bouche repoussante (en tous cas inattendue) se situe à l’extrémité d’un corps aquatique géant dont l’autre extrémité, caudale, commence déjà de s’enfoncer dans une mare située une bonne trentaine de mètres en contrebas et m’entraîne dans l’herbe à sa suite. C’est ballotté dans cette position inconfortable que je suis forcé d’observer enfin le théâtre des festivités. Partout, d’abord, des corps jeunes, longs et nus, sens dessus-dessous, s’exercent sous le soleil à des fantaisies chorégraphiques et des expérimentations instrumentées. Partout on crie ou on rit. Partout. Au hasard de ma glissade effrénée je percute des fesses pâles, roses et tendues, des ventres odoriférants où je rebondis, à moins qu’il ne s’agisse parfois de fraises géantes dans lesquelles je m’écrase et qui m’éclaboussent de sucs et d’arômes.  Quoique d’habitude réservé et circonspect, j’ai ici curieusement envie de participer à cette fête bachique. Je tente de m’agripper, ici à cette cuisse, là à ce sarment démesuré que lance vers moi un gnome végétal et rieur. Mais sous mes doigts, les gluances échappent.  L’herbe s’épaissit et se rafraichit sous mes joues. J’approche de la mare. A grande vitesse. La chimère aquatique se dresse, m’élève au dessus de cette scène dont j’observe qu’elle s’étend à l’infini, puis plonge. Je prends une large inspiration. Dans un éclair, je repense à Henri Queuille, au passage au nouveau franc (sans pouvoir me justifier à moi-même cette étrange association d’idées et conjecturant finalement que peut-être il n’y a pas d’association à trouver mais qu’il s’agit uniquement d’une juxtaposition d’idées indépendantes, quoique toutes deux également saugrenues à ce moment là de mon existence), puis de nouveau à Henri Queuille. Je plonge. Je respire : me voilà flottant entre-deux-eaux, nu dans une bulle tiède (précisément : la bulle flotte entre-deux-eaux tandis que je suis debout en lévitation à l’intérieur de la bulle). La mare m’avait semblé petite ; le monde aquatique que j’explore dans ce véhicule est immense. Ces cités ont été suffisamment décrites dans les littératures de tous âges et de toutes qualités pour qu’il ne soit pas utile d’encombrer le récit déjà tortueux, voire pénible, d’une digression supplémentaire, dans laquelle je me sentirais obligé, par le résultat d’un tempérament trop fier, d’en rajouter encore et encore au risque de perdre en réalisme ce que je ne gagnerais pas en flamboyance et en émerveillement, risquant finalement de lasser mon improbable lecteur. Disons donc simplement qu’il s’agit d’une cité aquatique plus merveilleuse que toutes celles qu’on a pu voir jamais, peuplée de tritons plus attentionnés et de sirènes sensiblement plus émancipées, rejouant sous la surface de l’eau, dans le silence à peine troublé par le glouglou de quelques bulles, les scènes joyeuses du dessus. Les sirènes ne sont jamais vraiment vilaines. Celle-ci pourtant, dont je viens d’effleurer de ma bulle la queue, est presque disgracieuse. Elle s’est retournée, m’a souri et me regarde maintenant comme si c’était moi le poisson dans un aquarium Elle pose une main sur ma bulle, comme une caresse. Puis de l’autre elle approche lentement un petit bâton bleu de chine luminescent. Elle pointe l’extrémité oblongue du bâtonnet sur la bulle et force doucement. Le bâtonnet perce la paroi et pénètre. La sirène me regarde avec insistance, avec encouragement, je pense. Je saisi le bâtonnet. Elle le lâche. Il est tout entier dans la bulle. Dans son dernier regard je comprends :  Tu es celui qui peut. Sache t’en servir. (ou quelque chose de mystérieux, comme ça). D’un coup de queue puissant, elle disparaît. Je remonte vers la surface et c’est par l’entrebouque d’une bourdigue géante que je finis par sortir de l’eau. La bulle m’élève encore un temps, quelques mètres, comme emportée par un élan mou, redescend vers l’herbe, rebondit quelques fois.  Ici, on n’a pas molli (je me dis : ce n’est pas une fête : une fête a un début, une fin et une vie entre les deux, un vieillissement plus ou moins rapide (selon son métabolisme propre) mais toujours perceptible et que je ne perçois pas ici) : des dromadaires nains font des rondes autour de groupuscules exhibitionnistes, des boucs blancs les reniflent pour s’égayer, plus loin une fraise géante a été creusée pour faire l’abri d’autres figures dont ne me parviennent que les bruits étouffés par la paroi épaisse de ma bulle. C’est sur le gras de cette fraise que s’accomplit mon dernier rebond. Je roule quelques mètres. La bulle est délicatement arrêtée par le dos rose d’un cochon endormi. Je regarde à travers la paroi de mon aéronef ce dos rose, d’où surgissent, si on y regarde de plus près, quelques poils sombres et drus qui me rappellent quelqu’un. Mais qui ? Un pépiement étrange me détourne de ma méditation : c’est un pinson qui derrière moi m’observe. Un pinson géant. Il me regarde immobile, par-dessus, avec des yeux noirs comme des trous brillants. Longtemps. Tout nu dans ma bulle, je suis gêné par ce regard glacial, figé. Entre ces yeux et les plumes rousses du poitrail, un bec comme celui des rapaces, noir et crochu, menace. D’où coup sec de la tête, le pinson de son bec crève la bulle et me libère. Il reprend son observation immobile, cligne une ou deux fois des yeux puis il se retourne et s’éloigne à petits sauts balourds. L’explosion de la bulle a réveillé le cochon : un groin humide et frais s’est posé sur mon cou. La nature des propositions, la voix suave et gracile qui les formule dans mon oreille, la délicatesse du groin que seulement du coin de l’œil je peux observer me permettent de préciser : c’est une cochonne. Je tourne un peu plus la tête : une cochonne en cornette. Qu’on ne me juge pas trop vite : comme vous, en toute autre circonstance plus ou moins familière, en toute possession de mon sens commun, j’aurais décliné ces propositions. J’ai toujours dans la main droite le bâtonnet bleu luminescent que tout à l’heure la sirène m’a donné, et en tête la mystérieuse recommandation. Un peu plus tard j’observe à nouveau les petits poils sombres et drus sur le dos porcin. Leur évocation, confuse tout à l’heure, me devient soudain très distincte : Marie-France.

 

Le stylo  

Je marche sur une digue. A gauche, très près du niveau où je déambule, à peine ridée par une brise salée, il y a la mer. A droite et en contrebas, de longues serres, toutes pareilles, étendent à perte de vue leur demi-cylindre bâchés, perpendiculairement à la digue. Depuis treize soirs, je me promène là. J’observe sur la digue les promeneurs, souvent solitaires et autour des serres, des hommes en combinaisons blanches s’appliquer à nettoyer la terre de leurs outils avant, soit de les ranger et de rentrer chez eux, soit de les porter à un vieux rémouleur, toujours installé là à les attendre, assis sur une vieille caisse en bois renversée.  Aujourd’hui il n’y a personne. Pas d’homme en combinaison. Pas de promeneur solitaire. Pas de rémouleur. Je suis seul. Les bruits de la fête me parviennent maintenant distinctement, d’au-delà des serres : Quelques encouragements, quelques applaudissements, quelques clameurs admiratives. Quelques rires. C’est là qu’ils sont tous : à la fête de la Saint-Gabriel. Je m’étais assoupi et j’ai fait ce rêve, d’où le chat de son regard curieux m’a sorti. Il était sur le lit, assis près de mon visage, observant tour à tour mon éveil et l’entrebâillement de la fenêtre. Je me suis levé et j’ai fermé cette fenêtre. De l’autre côté du lit je me suis approché du tableau où à mon regard conscient des scènes sont apparues pour la première fois. J’ai voulu sortir de la chambre. Comme j’étais déjà dans l’encadrement de la porte, le chat s’est levé pour me suivre. Alors, sans y avoir vraiment réfléchi, j’ai fait un pas plus rapide vers le salon et j’ai claqué la porte derrière moi, enfermant le chat. Avec un fauteuil, j’ai bloqué la poignée. Sur la table du salon, dans le bol, les glaçons brillaient à peine. Je suis sorti par la baie vitrée que j’ai laissée ouverte, par le jardin, vers la digue. Je regarde la mer. Je sors de la poche intérieure de ma veste le stylo avec lequel j’écris cette histoire. Sous le corps du stylo, dans la longueur duquel sont inscrites l’ensemble de ses caractéristiques, une partie transparente, celle par laquelle on agrippe aussi le stylo, permet de mesurer approximativement l’état du réservoir d’encre. Face à la mer et au soleil couchant, je positionne verticalement le stylo devant mes yeux, pointe vers le bas. Encore une fois. Le niveau d’encre – le bas du ménisque bleu nuit – se situe un demi-centimètre en dessous du corps opaque, soit aussi un centimètre et demi, pas davantage, au dessus de la mine. Je me dis : on ne prend conscience de la mortalité de son stylo que lorsqu’apparaît le ménisque sous le corps opaque. Et encore : on ne s’en souci guère d’habitude, il y a d’autre stylos, la réserve de stylos est inépuisable. Et aussi : on perd souvent le stylo avant de parvenir à l’user jusque là. Combien de mots pourrais-je encore écrire avec ce centimètre et demi d’encre ? Saurais-je les choisir ? C’est une si grande responsabilité… Je range mon trésor dans ma poche. C’est que je n’aurais jamais dû posséder ce stylo. Parce que ça commence comme ça ici. On arrive dans un grand hall, comme un gigantesque gymnase éclairé aux néons. On arrive et il y a déjà plein de gens qui attendent, serrés les uns contre les autres. Une ligne blanche au sol marque au milieu du hall la limite que les nouveaux entrant, en observant le comportement de ceux arrivés peu avant, comprennent ne pas devoir dépasser. Au fond du hall, loin derrière la ligne blanche, sont alignés une cinquantaine de guichets constitués chacun d’une table sur tréteaux et séparés par des petites cloisons en contre-plaqué blanc. Des hôtesses sont assises derrière les guichets, qui de loin ressemblent toutes un peu à Marie-France. Au-dessus de chaque hôtesse, en lettres rouges luminescentes suspendues en l’air, des noms s’affichent en même temps qu’un haut-parleur les égraine. De ce côté-ci de la ligne, en attendant son tour, on observe là-bas ceux qui ont été appelés. Après qu’il s’est approché, l’hôtesse semble prononcer au nouveau venu un bref discours, après quoi il se déshabille intégralement et dépose dans un panier en bois blanc préalablement posé à droite de sa chaise ses vêtements ainsi que tous les objets qu’il possédait à son arrivée. Il passe derrière la table, s’arrête devant l’hôtesse qui opère une minutieuse inspection, puis est invité à sortir par une petite porte située derrière chaque guichet. Un manutentionnaire en combinaison grise, sur un tricycle équipé d’une petite benne, passe alors, prend le panier de bois blanc rempli du linge et des objets, qu’il remplace par un panier vide. Un nouveau nom s’affiche. Le haut-parleur appelle. Le manutentionnaire entreprend, à vitesse lente et régulière sur son tricycle, un parcours rigoureux qui le conduira précisément et sans jamais entrer en collision avec les appelés, à droite du hall où, après une dernière et précise petite marche arrière, il actionnera la manette de la benne, dont le contenu basculera sur le haut d’un court toboggan en bas duquel une porte s’ouvrira brièvement pour laisser passer dans un sens le panier, dans l’autre le souffle rauque et le rougeoiement d’un four. C’est comme ça que ça commence, normalement. C’est donc dans ce four qu’aurait dû finir mon stylo, comme tous les objets et tous les stylos qui accompagnent jusque dans ce hall leur propriétaire, depuis la nuit des temps. Mais je suis mort le 16 septembre 2006, le jour de l’attentat de la station Châtelet – Les Halles, le jour aussi du tremblement de terre de Buenos-Aires. Ça faisait beaucoup de monde dans le grand hall. Une ligne blanche de fortune, au delà de la première, avait été dessinée d’un sparadrap, plus près des guichets, pour nous faire de la place. On était tassé, quand même. Je suis mort le 16 septembre 2006, à 13 jours de la Saint-Gabriel. Beaucoup de guichets étaient fermés. On était tassés, vraiment.  

 


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